En consacrant la première saison de Feud, son anthologie de mortelles vendettas contemporaines, à l’affrontement entre Joan Crawford (Jessica Lange) et Bette Davis (Susan Sarandon), Ryan Murphy joue les Molière hollywoodien, raillant les travers et la trivialité de la cour des studios de cinéma.
La loi de Murphy
Avec des fortunes diverses, le showrunner a jusqu’ici inlassablement observé les frontières, tantôt ténues et tantôt infranchissables, qui séparent la normalité de la monstruosité. L’aspiration pathologique des personnages de Nip/Tuck à se conformer à une idéalité intangible grâce à la chirurgie esthétique. Le combat militant contre les regards stigmatisants posés sur la parentalité gay, pataud dans The New Normal ou potache dans Glee. Et puis, l’exploration, toujours en cours, de l’imaginaire horrifique américain avec American Horror Story où Murphy s’amuse à créer des chimères audiovisuelles en mariant plusieurs classiques du cinéma comme, par exemple, Shining et Les Prédateurs dans la saison 5.
Feud est une suite logique de cette réflexion, mais en trompe-l’œil. La reconstitution glamourissime du début des années 1960 est un théâtre tapissé de miroirs, qui reflètent à l’infini le thème central du conflit entre Crawford et Davis. Ryan Murphy crée cet effet en choisissant une narration en abyme : l’histoire est relatée au spectateur par Olivia de Havilland (Catherine Zeta-Jones) et Joan Blundell (Cathy Bates) lors du tournage fictif d’un documentaire. Pourtant, à mesure que le récit avance, sa véracité est menacée par la partialité des conteuses.
Autre répétition du motif majeur en toile de fond : le duel à mort que se livrent les deux échotières d’Hollywood, l’ex-actrice aigrie Hedda Hopper (Judy Davis) et la venimeuse journaliste Louella Parsons. En décidant de rendre cette dernière invisible à l’image, le showrunner rend d’autant plus âpre la querelle entre les deux ennemies, qui se détestent probablement bien plus que Crawford et Davis.
Le Crépuscule des idoles
Le monstrueux qui intéresse Ryan Murphy ici n’est pas celui, trop littéral, des « monstres sacrés » réunis à l’écran dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? C’est plutôt celui de la mécanique qui les pousse les deux stars à une prédation réciproque. Et ce au moment même où elles envisagent de nouer un pacte de non agression malgré leurs anciens différends, pour s’opposer ensemble au jeunisme et au sexisme qui règne dans l’industrie cinématographique. Le piège qui se referme sur elles est certes activé par les deux chroniqueuses… Mais il est imaginé par le producteur Jack Warner (Stanley Tucci), avec la complicité de Robert Aldrich (Alfred Molina), qui sacrifient leurs actrices à l’autel de la communication, du succès et des recettes.
Sous son emballage esthétique, Feud est donc plutôt un bonbon de fiel au double fond politique. La légende hollywoodienne se lézarde en direct : la conversation de Jack Warner oscille entre l’argent et ses problèmes digestifs ; Aldrich trime pour nourrir sa famille et porte à ses actrices une attention indexée sur l’ouverture de sa braguette… Quant à Bette Davis, elle ouvre elle-même la porte de sa maison, un panier de linge dans les bras, tandis que Joan Crawford croule sous les dettes.
Feud et l’inconscient
La virulence de la critique n’exclut pas la tendresse. Tout en flattant notre voyeurisme à coup de vacheries délectables, Murphy teinte, grâce à ses acteurs, notre jubilation d’une légère mélancolie face à ce gâchis affectif. Régnant sur un casting sans faille, Susan Sarandon, incomparable en brute laconique, donne une réplique parfaitement équilibrée à Jessica Lange, la muse de l’auteur, de nouveau impeccable dans son rôle de salope à l’âme balafrée. Chaque second rôle joue comme s’il était en tête d’affiche. Saurons-nous un jour si Ryan Murphy excelle à diriger les acteurs, à les caster ou les deux à la fois ? Quoi qu’il en soit, l’amour évident qu’il leur porte donne de la chair à son œuvre singulière… En dépit des fautes de goûts qui l’ont parfois fait condamner par des fâcheux ignorant encore que les grands provocateurs cachent le plus souvent une éthique profonde sous le masque de l’outrance.
Saison 1 en huit épisode de 60 minutes (2017).
Avec Jessica Lange : Joan Crawford • Susan Sarandon : Bette Davis • Judy Davis : Hedda Hopper • Jackie Hoffman : Mamacita • Alfred Molina : Robert Aldrich • Stanley Tucci : Jack Warner • Alison Wright : Pauline Jameson…
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